The Zone of Interest de Jonathan Glazer

Rudolf Höss est commandant du camp de concentration et d’extermination d’Auschwitz-Birkenau. Il y vit avec sa femme et leurs enfants aux abords immédiats du camp dans une vaste maison bourgeoise aménagée par sa femme. Dans cet espace familial et privé, la famille ne manque de rien et la femme de Höss y veille scrupuleusement : pour l’extérieur un vaste jardin avec une petite piscine, un potager, un verger et une serre ; pour l’intérieur de nombreuses chambres, du chauffage central et de nombreux domestiques.

Alors que les bruits du camp ponctuent le quotidien de la famille, cette dernière mène une vie plutôt ordinaire marquée par les jours d’école, les sorties aux bords du fleuve pour nager ou pour pêcher et les repas en famille ou avec des invités.

Une vie bourgeoise dont avait rêvé la femme de Höss et à laquelle elle n’est pas prête à renoncer quand son mari est muté dans un autre camp.

Avec la même rigueur que László Nemes dans Le Fils de Saul, sorti en 2015, Jonathan Glazer met en scène avec minutie le quotidien ordinaire de cette énigmatique famille Höss. Il y a tout d’abord le travail sur le son (comme dans Le fils de Saul). Le spectateur ne voit jamais le camp, pas plus que la femme de Höss qui ne veut pas le voir et marche souvent tête baissée, les yeux tournés vers le sol. Par contre, il peut entendre les cris, les ordres hurlés en allemand, les coups de feu ou les aboiements des chiens. Tout un vocable sonore qui dit le camp sans le montrer. Ensuite (ou parallèlement), il y a le travail sur la lumière : une lumière claire et saturée pour la maison (à tel point qu’elle en parait irréelle, presque paradisiaque) et sur les quelques plans larges où le spectateur peut voir le ciel au-dessus du camp (et par delà les murs), des teintes sombres et rougeoyantes. L’ensemble loin d’opposer les deux espaces les fait se joindre par leur étrangeté. Plus surprenant sont les scènes tournées en caméra thermique et qui suivent une jeune résistante qui tente d’aider les prisonniers en laissant de la nourriture à certains endroits stratégiques. Comme elles donnent l’impression d’être en négatif, elles apparaissent comme étant en dehors du film, en dehors des espaces visuels du film autour du camp et de la maison.

Il est évident qu’en regardant ce film, on pense au Fils de Saul dont il serait en quelque sorte le pendant. Là où Le Fils de Saul nous montrait l’intérieur d’un camp, on voit ici l’immédiat extérieur. J’ai même l’impression que le réalisateur, Jonathan Glazer, a fait une référence visuelle à ce film, dans la scène sur les bords de la rivière. Rudolph Höss est en train de pêcher pendant que ses enfants se baignent quand il voit l’eau de fleuve se teinter par la présence des cendres déversées en amont. Dans Le Fils de Saul, on voit ce moment où les cendres sont déversées dans la rivière.

Dans les deux cas, ces films restent des fictions et là où Le Fils de Saul reste ancré dans la temporalité du camp, celui de Jonathan Glazer se permet une ellipse, un flashforward inquiétant et énigmatique. A la manière d’un Jack L’éventreur dans la bande dessinée d’Alan Moore, From Hell, Höss voit l’avenir à travers un œilleton. Là où Jack, des confins de sa violence, voit l’avènement du vingtième siècle dans ce qu’il aura de plus violent, Höss voit le camp devenu lieu de mémoire et de tourisme. De voir ces femmes faire le ménage autour des fours crématoires a quelque chose de très désuet. Et le rapprochement entre les deux scènes à travers ce regard entravé m’est apparu comme le symbole d’une double incompréhension : que peut-il comprendre de ces lieux de mémoire ? Que pouvons-nous comprendre de cet homme ?

Reste une question : pourquoi faire un film sur Rudolph Höss ? A travers ce film, on peut comprendre l’ordinaire de l’administration nazie avec ces hommes qui font carrière et qui obtiennent des promotions s’ils font leur travail avec diligence (et en faisant parfois preuve d’initiative). Dans cette fiction, la femme de Höss se félicite de la réussite de son mari et exprime plusieurs fois sa fierté d’avoir cette vie bourgeoise (je me suis demandée si elle ne venait pas d’un milieu plus modeste). Mais le film pose aussi la question du bien-être de certains au regard de la souffrance des autres, voire au prix de la souffrance des autres. J’ai été plusieurs fois mal à l’aise de voir cette femme se complaire dans l’aisance de sa vie quotidienne derrière ses murs, sourde aux bruits du dehors. Au-delà de Höss et de sa famille, le réalisateur pose également la question des morts que l’on refuse de voir à nos portes. Et même si nos murs sont moins visibles, il n’en demeure pas moins qu’ils sont là et qu’on meurt derrière.

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