The Orenda (Dans le grand cercle du monde) de Joseph Boyden

Dans la neige, il y a longtemps et pas si longtemps, un jour, un jour ensoleillé et froid, un guerrier wendat massacre une famille haudenosaunee. Entre les deux peuples frères, une rivalité et une haine réciproques existent depuis longtemps. Ce massacre n’est donc pas anormal, ni le fait que Bird, le guerrier wendat, décide d’épargner la petite fille de la famille haudenosaunee pour l’adopter comme sa propre fille. Celle-ci, témoin de l’assassinat de ses parents, de ses frères et de ses oncles sous ses yeux, voit le cadavre de son père, bras écartés, dans la neige tâchée de sang. Cette image hante son esprit qui n’est déjà plus innocent, et lorsqu’elle voit son père en pendentif autour du cou d’un « corbeau » que Bird garde comme otage, elle comprend qu’elle sera liée à cet homme étrange, poilu et grand comme un ours. Commence donc l’histoire de Bird, le guerrier huron, de Snow Falls, la petite fille iroquoise, et de Christophe, le prêtre jésuite, et de la relation qui se noue entre eux trois, microcosme du destin des Amérindiens des Grands Lacs au XVIIe siècle.

Le prologue du roman est écrit par une voix inconnue (peut-être est-elle celle de la descendante de Snow Falls). On retrouve cette voix à plusieurs moments dans le roman, mais lorsqu’elle l’ouvre, tout le projet de Boyden est donné :

We had magic before the crows came. Before the rise of the great villages they so roughly carved on the shores of our inland sea and names with words plucked from our tongues — Chicago, Toronto, Ottawa — we had our own great villages on the same shores. And we understood our magic. We understood what the orenda implied.

But who is at fault when that recedes? It’s tempting to place blame, though loss should never be weighed in this manner. Who, then, to blame for what we know witness, our children cutting their bodies to pieces or strangling themselves in the dark recesses of their homes or gulping your stinking drink until their bodies fail? But we get ahead of ourselves. This, on the surface, is the story of our past.

Once the crows flew over the great water from their old world to perch tired and frightened in the branches of ours, they saw that we had the orenda. We believed. Oh, did we believed. This is why the crows, at first, thought of us as little more than animals. We lived in a physical world that frightened them and hunted beasts they’d only had nightmares of, and we consumed the mystery that the crows were bred to fear. We breathed what they feared. But they watched intently, as crows are prone to do.

And when they cawed that our magic was unclean, we laughed, took a little offence, even killed a few of them and pulled their feathers for our hair. We lived on. But that word, unclean, that word, somehow, like an illness, like its own magic, it began to grow. Very few of us saw that coming. So maybe this is the story of those few.

Ainsi, dans The Orenda, Joseph Boyden entreprend-t-il de raconter l’histoire des premiers contacts et des premières tensions dans une  narration fragmentée entre trois voix : celle de Bird, celle de Snow Falls et celle de Christophe. Ce choix est immensément satisfaisant, car — et c’est là l’une des premières forces de ce roman — les chapitres racontés par les natifs semblent épouser leur langue. Je ne connais évidemment pas le huron/ iroquois (car les deux peuples parlaient la même langue) mais l’épure du style, qui n’empêche pas une poésie extrêmement puissante parfois (ainsi la scène d’ouverture ou la description des peintures rupestres), semble rendre compte également d’une manière de penser, d’appréhender le monde, à la fois très riche et très brutale. Or, cette brutalité, cette simplicité du style, parfois même jusqu’à une quasi-absence de style, peut gêner (ce fut mon cas). Pourtant, là encore, la richesse de la polyphonie a fait que le récit m’a happé. La voix de Christophe est celle que j’ai trouvé la plus faible néanmoins : Boyden n’a pas grande empathie pour ce missionnaire jésuite, et cela se voit, car on ne ressent jamais vraiment ce qui le pousse à endurer ce qu’il vit avec les Hurons. Sa foi ? Mais on ne la vit jamais vraiment. Par contre, à travers lui, la figure totémique du corbeau traverse l’ensemble du roman avec un pouvoir d’évocation aussi puissant que mystérieux.

L’autre point très fort du roman réside dans le fait que Joseph Boyden ne porte pas un regard simpliste et angélique sur les Iroquois/ Hurons. Leur violence (par exemple la torture qu’ils pratiquent de manière rituelle) est intégrée dans le récit. Et là où Boyden est encore plus intelligent, c’est que cette violence est présentée, certes sous le regard de Christophe qui les juge donc comme barbares, mais surtout avec leurs propres points de vue (notamment celui de Bird), mais sans aucune tentative de justification morale. De fait, Boyden n’élude pas cette dimension, jetant un regard, là encore, très cru sur ces pratiques. Ainsi, la torture rituelle des captifs est appelée la « caresse » et lorsque les Wendat ou les Haudenosaunee sentaient leur fin arriver, ils entamaient leur « chant de mort », et leur bravoure se mesurait à leur capacité de continuer de chanter malgré les souffrances, toute la nuit, pour atteindre le petit matin.

The Orenda est également le récit d’un aveuglement général : celui des natifs, qui se font décimer (les chapitres sur les épidémies qui ravagent et dépeuplent le village wendat sont terribles et poignants, probablement le moment le plus intense du roman) sans comprendre ce qu’il se passe ; celui des colons français, qui ne voient là qu’une opportunité soit économique soit spirituelle, mais ne voient jamais ou ne veulent pas voir les dégâts qu’ils causent. Cet aveuglement conduit à une issue tragique et fatale. Le roman s’achève dans un carnage.

Il serait tentant de voir cela comme l’expression d’un désespoir, mais, en retraçant, en donnant voix à ces perdants de l’histoire, en donnant à voir la « vision des vaincus » dans une fiction aussi puissante que poétique, aussi terrible que sanglante, Joseph Boyden propose en réalité, je crois, de relier le présent au passé, presque de les réconci-lier afin de mieux comprendre de quoi, éventuellement, le futur des Amérindiens pourrait être fait. Non seulement parce que la fin du roman se termine sur l’idée de la survie, malgré les massacres, les épidémies, les guerres fratricides, l’exploitation, la ruine spirituelle et malgré la trahison de ceux qui promettaient un monde meilleur, mais surtout parce que The Orenda rappelle à tous ce que nous avons perdu dans cette histoire. Au moment où le Canada s’engage dans un processus de réconciliation (sur lequel Joseph Boyden s’est d’ailleurs exprimé), The Orenda est à la fois le récit de ce qui fut et le mot magique (car les mots le sont), peut-être, d’un destin partagé.

Deuxième livre d’une trilogie, The Orenda ne donne qu’une envie : poursuivre.

Photograph by Michael Odesse, from Saint-Marie Among the Hurons (OUP, 1980). Source: Buried in Print.

 

 

 

Laisser un commentaire