14-18: vivre et mourir dans les tranchées de Rémy Cazals et André Loez

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Introduction:

L’objectif du livre est de décrire l’équilibre dans le déséquilibre ou comment les hommes de 14-18 se sont habitués, adaptés à la guerre.

Les sources sont principalement les écrits des soldats, carnets, lettres, récits rédigés. Les soldats sont des hommes ordinaires à la différence des 300 textes recueillis par Jean Norton Cru, qui sont pour la plupart des écrits d’officiers ou de professionnels de l’écriture.  Dans ce livre, les écrits sont le fait de simples soldats, ils donnent donc à lire une autre guerre, celle vécue par le bas de la hiérarchie.

Jacques Meyer en 1966 avait déjà publié une « Vie quotidienne des soldats de la Grande Guerre ». Ce nouvel ouvrage ambitionne de le compléter en apportant de nouvelles informations sur cette période, au regard des nouvelles connaissances historiques. De plus, l’ouvrage aborde des sujets plus difficiles à traiter par le passé, comme la question de la sexualité ou celle de l’indiscipline.

Qui sont les combattants de 14 ? Ce sont des civils, mobilisés dans l’urgence. Ils ont entre 20 et 48 ans. Certains iront dans les tranchées, appelées le Premier cercle en référence à Dante et à son enfer. D’autres non, car ils auront de quoi l’éviter. On ne peut donc pas englober dans un quotidien unique tous les combattants : ils sont différents par leurs origines, leurs opinions, leur niveau d’éducation. Leur regard sur la guerre n’est donc pas le même et pourtant tous vont en faire l’expérience.

Pour comprendre ce que vécurent ces combattants du premier cercle, il faut comprendre la mise en place de la guerre des tranchées (chap. 1), étudier la manière dont ces hommes affrontent la mort et la violence (chap. 2), comment ils s’adaptent à la fragilité de leur existence(chap. 3), étudier les relations qu’ils entretiennent avec les autres acteurs du conflit (chap. 4), analyser comment ils font face à cette guerre insupportable (chap. 5). Face à ces questions, le livre n’apportera que des réponses nuancées, du fait de la diversité des combattants et donc de la diversité des points de vue. Ces expériences multiples de la guerre se retrouveront enfin dans la complexité du retour en temps de paix (chap. 6).

Chapitre 1 : Découvrir la guerre des tranchées.

Au début de la guerre, l’Etat-major veut une guerre offensive et rapide. Il n’est pas question de creuser des tranchées. La déception des soldats est grande (elle s’exprime abondamment dans leurs lettres), lorsqu’en septembre 1914 devant le feu allemand, on creuse les premières tranchées. La guerre de mouvement a épuisé les deux armées qui campent à présent face à face. L’utilisation de l’artillerie a finalement transformé l’affrontement en guerre de siège.

A l’annonce de l’entrée en guerre, la gaieté de façade prend le pas sur la consternation. On se montre résolu à faire son devoir. Le passage de la vie civile à la vie militaire est rapide. Les hommes pensent / se persuadent que la guerre sera courte. Les représentations du conflit vont très vite se confronter à l’épreuve du feu.  La guerre commence par de longues marches, puis c’est la rencontre avec l’artillerie, les canons… et les premiers morts. Les mois d’août et de septembre seront les plus meurtriers du conflit (des deux côtés et beaucoup d’officiers). On finit par creuser des tranchées, puis par appeler de nouveaux hommes qui ne connaitront que cette guerre-là. Beaucoup de ces nouvelles recrues sont jeunes, sans expérience. La territoriale (des hommes âgés de 34 à 39 ans) est mobilisée après quelques mois de conflit. Les nouvelles recrues font la connaissance des anciens: d’abord moqués, ils sont progressivement pris en main par les plus expérimentés.

Fin 1914, se mélangent dans les tranchées des survivants, des « récupérés », des jeunes, puis des plus âgés issus de la territoriale. Ce sont surtout des civils, d’origine sociale variée. La tranchée reflète les hiérarchies sociales : les officiers sont en grande majorité des fonctionnaires et des bourgeois. Les soldats sont souvent vus comme des paysans et des ouvriers mais la réalité est plus complexe :

–          Des ouvriers de la métallurgie vont rapidement quitter le front pour être mobilisés dans les usines d’armement.

–          Même chose avec les cheminots.

–          Les ouvriers qualifiés seront recrutés par le génie et l’artillerie, et donc seront moins exposés.

On trouve dans l’infanterie (et dans le premier cercle), l’écrasante majorité des ouvriers peu qualifiés, les cultivateurs (non propriétaire notamment) et les petits commerçants ou employés.  Dans les tranchées on trouve donc une société masculine disparate, et qui ne représente finalement que moins de la moitié des huit millions d’engagés.

Progressivement les tranchées vont être perfectionnées : une deuxième ligne est ajoutée, des boyaux vont relier les lignes entre elles, on creuse des abris, on installe les premières défenses en fil de fer. Plus tard, apparaitront le Périscope et le pare-éclats. Mais malgré ces innovations, la tranchée restera un espace de pluie et de boue.

La guerre de siège impose finalement des périodes d’alternances entre les premières lignes, les tranchées de réserve et le cantonnement de repos. Ces alternances sont, selon les témoignages, extrêmement aléatoires. La relève tant attendu, se fait de nuit, ce qui la rend pénible. Le repos à l’arrière est un moment important pour les soldats, mais il est souvent  troublé par l’aviation et par les exercices imposés. Quant aux permissions, elles ne seront accordées qu’à partir de juillet 1915.

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Fiche individuelle numérisée de mon arrière-grand père maternel, mort en captivité (Site « Mémoire des hommes »)

Chapitre 2 : Combattre et affronter la mort.

Fin 1914, la guerre de tranchées est mise en place. Pourtant la guerre perçue par les poilus n’est pas immobile, les dirigeants ayant sans cesse l’ambition de faire bouger les lignes : les poilus sont donc déplacés, redéployés sur des secteurs jugés plus faibles. Les années de guerre voient l’alternance entre période de calme (l’hiver notamment) et période d’offensives. Il y a des secteurs calmes (bois, près de la frontière suisse entre autres) où des ententes tacites ont lieu et des secteurs à risque comme à Verdun.

Les poilus doivent toujours se méfier des obus, repérables à leurs sons, mais la mort par bombardement ne peut pas être évitée à coup sûr. Plus tard, les Allemands emploieront des gaz, ce qui ajoutera à la peur du bombardement, celle de la suffocation. S’ajoutent à la peur des bombardements, la peur des mines et la peur des brûlures avec le gaz ypérite.

Face à ces situations d’attente dans l’effroi des obus, des mines ou des gaz, le poilu doit aussi redouter l’assaut pendant lequel il lui faudra exposer son corps aux mitrailleuses adverses.

Ces attaques ont plusieurs buts : reprendre du terrain (au début surtout) et/ou percer le front avec de larges offensives (à partir de 1915).

Plusieurs signes annoncent les attaques. La saison tout d’abord, puisque les grandes offensives ont lieu au printemps. L’arrivée de nouvelles recrues est également un signe d’offensive imminente. Puis, les signes s’enchaînent mécaniquement du ravitaillement en armes à la lecture d’ordres ou de proclamations diverses par les chefs en passant bien évidement par le pilonnage de l’artillerie. L’attaque commence avec le sifflet. Il faut alors monter aux échelles, courir vers l’avant et sauter dans la tranchée adverse en espérant que peu d’Allemands s’y trouvent, que l’artillerie a été efficace.

Ces attaques sont souvent des échecs.  Les Allemands ont le temps de se replier pour mieux reprendre la tranchée par la suite. Elles se soldent par de véritables massacres, et il faudra attendre l’arrivée des chars et des avions pour qu’elles obtiennent quelques résultats.

Dès la fin de l’année 1914, des unités refusent d’attaquer. Certains officiers de terrain envoient de faux rapports sur des attaques qui ont échoué, alors qu’en fait elles n’ont pas eu lieu.

La violence de guerre est souvent impersonnelle, mais à de rares moments les adversaires se font face. Ces moments correspondent à des phases de moyenne intensité où les chefs initient des formes complémentaires de combats pour éviter qu’un secteur ne devienne trop calme: ils envoient alors des patrouilles nocturnes ou organisent des « coups de main », sorte de petites attaques surprises.

Le corps-à-corps dans les tranchées est rare. Les poilus n’utilisent pas vraiment leurs armes blanches. Dans les rapports des médecins de guerre, il y a peu de blessures ou de morts par armes blanches. Certains poilus considèrent même le coutelas comme une arme d’assassin, et refusent de s’en servir.  Quant à la baïonnette, elle est jugée par beaucoup comme inutilisable dans les tranchées.

L’expression « nettoyage des tranchées », faire référence à une pratique particulière qui consiste à vider des tranchées de ces occupants ennemis. Beaucoup d’ennemis sont alors fait prisonniers, mais certains meurent des grenades lancées dans les souterrains notamment. Quelques-uns sont effectivement tués au corps-à-corps, mais ces faits bien qu’avérés sont rares et souvent commis par des spécialistes, ces fameux nettoyeurs de tranchées aux profils particuliers. Le tireur, véritable plaie des tranchées, fait également partie de ces profils spécifiques.

Le bilan humain du conflit est lourd : 1,4 millions de morts dans l’armée française, dont 75 000 étrangers et coloniaux et 75 000 morts de maladie. La mort au combat est donc quotidienne. Les blessures également, qui sont d’une gravité sans précédent.

La mort apparaît comme hasardeuse, de même que l’idée d’avoir tué. Les combattants ne savent généralement pas s’ils ont tué ou pas.

Chapitre 3 : S’adapter à de nouvelles formes de vie.

Dans les tranchées, il faut s’adapter  pour satisfaire dans un premier temps ses besoins élémentaires, puis pour instaurer une forme de normalité dans le quotidien.

Le temps quotidien est un temps partagé. La nuit n’est pas synonyme de repos, mais plutôt des patrouilles, des corvées, des veilles et des recherches de corps… quand la tranchée n’est pas bombardée. On essaie alors de dormir le jour, en espérant qu’il n’y ait ni bombardement, ni attaque. Le soldat manque de sommeil, il manque aussi d’hygiène. Les hommes se sentent rapidement comme des bêtes qu’ils côtoient du reste dans leur quotidien (comme les rats). Les soldats manquent de nourriture et finissent par braconner même si cette pratique est interdite par le règlement. Pour tenir, les soldats aménagent/agrémentent leur lieu de vie. Ils perfectionnent les tranchées et les abris, et finissent par leurs donner des noms. Le soldat est habillé par l’armée, mais il peut (et doit) améliorer son paquet avec les colis de sa famille (manteau, chaussettes, etc…).

Pendant sa journée, si le calme le permet, les soldats façonnent des objets ou dessinent des croquis. Une façon pour eux de s’occuper et de fixer les souvenirs de leur expérience. Ils fabriquent surtout des objets civils : bagues, cannes…La photographie va s’imposer progressivement dans les tranchées : elle permet aux soldats de fixer leurs souvenirs, et certains l’utilisent également à des fins lucratives. Le carnet gagne également en importance de même que les lettres aux familles que les poilus demandent à conserver.

La vie des tranchées alterne le répétitif et l’imprévu. Le répétitif favorise l’ennui. L’arrivée de l’hiver indique que la guerre durera encore quelques mois. Le printemps est à la fois espéré et redouté puisqu’il est synonyme de grandes offensives, victorieuses peut-être.

Les poilus essaient de maintenir leur identité civile. On voit à plusieurs reprises qu’ils ne raisonnent pas en soldats mais en civils. Ils participent à des corvées dans des champs, cherchent à enterrer le plus dignement possible leurs morts, maintiennent absolument le lien avec la famille par la correspondance (avec la franchise militaire, elles sont expédiées gratuitement). Un instituteur corrige les fautes dans les lettres de ses élèves et enjoint sa femme qui le remplace à l’école de leur faire une dictée. Des agriculteurs suivent l’avancée des récoltes chez eux et conseillent leurs femmes sur les périodes de semence et l’emploi d’engrais.

A partir de l’été 1915, le courrier va être contrôlé. Ce contrôle se fait aléatoirement une fois par mois. Le risque d’être lu est mince mais il influe sur la rédaction des lettres. Cependant les poilus rusent pour contourner la censure.  L’euphémisme ou l’utilisation des langues anciennes comme le latin et le grec sont des pratiques courantes. D’autres font poster leurs lettres par des permissionnaires à l’arrière.

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Registre des matricules militaires, avec le nom de mon arrière-grand-père (Archives départementales de la Manche)

Chapitre 4 : Regards, représentations et liens sociaux.

Il existe différentes sociétés du front et de l’arrière-front. Ces sociétés se regardent, se jalousent et n’ont pas la même expérience du combat.

Dans les tranchées, le soldat vit sous le regard des autres, il développe avec eux des relations de solidarité, de fidélité mais aussi d’animosité.

Quelles représentations se font les poilus de la société en guerre et quels rapports entretiennent-ils avec leurs ennemis ?

Au moment de la mobilisation, le soldat doit faire preuve de courage devant les autres. Avec le temps et confronté aux réalités de la guerre, il faut toujours qu’il se montre maître de lui. Les officiers jouent sur ce modèle de virilité pour instaurer leur autorité et la discipline. Modèle parfois difficile à soutenir pour le soldat et qui cautionne bien des erreurs/horreurs faites au front. Les journaux à l’arrière se gargarisent du courage des soldats pour ne pas entendre leurs critiques.

La solidarité entre les soldats est de mise mais tous ne furent pas unis (contrairement à ce que certains ont idéalisé). Les liens les plus forts sont entre les amis connus avant la guerre, et parfois entre amis connus au front. On échange des vivres, des nouvelles, on se promet de s’occuper du corps de l’autre. On écrit pour celui qui ne sait pas. On échange sur le pays, sur les autres zones du front. Mais malgré cette solidarité, il y a des cas de disputes et de vols.

Le front est un espace de brassage entre diverses origines sociales (même si beaucoup sont de simples soldats) et surtout entre diverses origines géographiques. Si le pittoresque l’emporte dans beaucoup de relations, la méfiance n’est jamais loin. Lors des mutineries de 1917, les Parisiens seront montrés du doigt (accusation fausse, puisque les mutins sont de toute origine géographique). Les « midis » sont également objet de méfiance, on les accuse volontiers de fraterniser avec l’ennemi.  Le front est aussi un espace de mélange des âges puisque des unités de l’active vont combattre avec les territoriaux. Un mélange de nations également lors que le conflit deviendra mondial. Des Belges, des Anglais, des Écossais, des Néo-Zélandais vont croiser les soldats français de même que les Français d’outre-mer comme les tirailleurs ou les Maghrébins.  Face à ces derniers, le regard oscille entre celui du compagnon d’armes et celui du colonisateur. Le poilu a un regard amusé sur les alliés, et un regard plus méfiant ou condescendant sur les hommes de couleur.

Le regard sur l’ennemi est variable suivant les individus, les positions et les moments du conflit. La société, par sa presse notamment, a construit l’image d’un Allemand barbare. On retrouve cette vision dans les lettres des poilus, mais elle côtoie celle de l’adversaire qu’on respect et finalement celle d’un autre humain contre lequel on se bat.  On désigne très tôt les Allemands par le nom de « Boches ». A l’origine ce terme est extrêmement péjoratif. Il devient rapidement ordinaire et se trouve précéder des mentions « pauvres » ou « camarades » qui en atténuent l’effet néfaste.  L’hostilité à certains moments peut céder  la place à la compassion.

Les regards des poilus sur les autres corps de l’armée sont aussi très complexes. L’infanterie est la catégorie militaire la plus exposée. L’artillerie paraît pour beaucoup de poilus comme tranquille et plus protégée, mais elle est aussi considérée comme utile voire protectrice (à l’exception des duels d’artillerie où les fantassins s’en prennent plein les tranchées). La cavalerie est décimée pendant la guerre de mouvement de l’été 1914. Lorsque la guerre se fixe dans les tranchées, une partie de la cavalerie grossit alors les rangs des fantassins, mais l’autre partie reste « montée », c’est-à-dire qu’elle devient force de l’ordre à l’arrière-front, ce qui la place loin des tranchées et sous le feu des critiques des poilus. Elle est mobilisée en tant que force de répression lors des mutineries de 1917, mais la résolution « pacifique » de ces mutineries leur évitera d’intervenir frontalement contre les soldats. Les fantassins la jugent souvent avec sévérité, tout comme ils détestent les gendarmes qui doivent arrêter les retardataires et les déserteurs, avec le bénéfice d’une prime pour toute arrestation. Les poilus les considèrent souvent comme des « embusqués du front ». Cette haine des poilus envers les gendarmes n’est rien comparée à celle qu’ils éprouvent envers les vrais embusqués : les administratifs militaires, les gradés  et leur suite. Il y a pour eux derrière ces embusqués une injustice militaire et sociale (les fils à papa savent se planquer). A l’inverse, les poilus éprouvent une certaine admiration pour les armes nouvelles comme les chars (car ils apportent une aide utile) et l’aviation (car ils sont perçus comme de vrais combattants).

Les soldats jugent leurs chefs sur leurs actes : suivant leur façon de parler aux soldats (camaraderies) et surtout suivant les risques qu’ils partagent avec eux. Le poilu fustige les pleutres, et applaudit celui qui sait remettre en cause les ordres absurdes. Il déteste le despotique du règlement, le boucher qui envoie à la mort des soldats pour rien car l’attaque est vouée à l’échec.  Seront adulés Joffre et Pétain, ce dernier notamment parce qu’il a la réputation de « savoir économiser des vies ».  Malgré cela, il y a toujours cette haine de ceux qui à l’arrière prennent les décisions. Il y a « eux » et « nous » : « eux » qui ne connaissent pas la guerre et la font donc à outrance. Certains dans des lettres essaieront de se faire entendre de leurs représentants politiques, preuve qu’ils y croient encore.

Le regard sur l’arrière peut se résumer en trois attitudes distinctes

–          La condamnation générale d’une vie trop facile et la haine de ceux qui à l’arrière font profession de patriotisme.

–          Les liens étroits et compassionnels avec la famille et les proches.

–          L’agacement quand la famille ne semble plus comprendre les critiques du poilu.

Les relations aux femmes enfin. Les couples se rapprochent ou se déchirent pendant le conflit. A ceux qui n’ont pas de femme, on invente les « marraines de guerre ». La prostitution s’organise au point d’être validée par l’armée à partir de mars 1918. Certains cas d’homosexualité sont jugés par l’armée comme attentat à la pudeur.

Chapitre 5 : Résister, esquiver, se révolter

Les poilus adoptent différentes stratégies face à la violence, de l’adaptation psychologique à de réelles transgressions en passant par des pratiques d’évitement.

Les soldats tentent de donner du sens à la guerre. Pour certains, elle sera l’occasion de forger une nation plus forte et une vie plus juste. Certains parlent même de tuer la guerre en la faisant. Ces visions sont surtout le fait d’intellectuels, et datent d’avant l’épreuve du feu.  Le sens que les poilus donneront à cette guerre va ensuite évoluer avec le temps. La configuration de la guerre des tranchées matérialise pour beaucoup l’idée d’une guerre défensive. La guerre devient alors une évidence et une obligation. Pour le soldat des tranchées, le sens qu’il donne à la guerre va se confronter à la violence de cette dernière. Le patriotisme ne fait plus recette, on veut la paix à n’importe quel prix. Poincaré est progressivement remis en cause par les soldats (Poincaré-la-guerre). Ils lui reprochent ses discours patriotiques extrêmes et décalés face à la souffrance des combattants (on trouve les mêmes récriminations contre les journaux).  Le prix à payer est trop lourd, même pour défendre la patrie. La guerre apparaît de plus en plus absurde, d’autant que les offensives sont de plus en plus contestées du fait de leur insuccès. Un pas est franchi quand certains pensent que la guerre a un but inavoué : tuer le prolétariat (ces grilles d’interprétation se retrouveront dans les luttes politiques d’après-guerre).

L’état d’esprit des combattants varie énormément : entre confiance, cafard et désespoir. Le soldat croit en sa survie et en ses trucs pour échapper à l’obus (les sons notamment). Puis, il se résigne à constater que la chance joue beaucoup dans la survie. Il cherche alors à la solliciter par des pratiques religieuses ou superstitieuses (médaillons, autels). Mais il garde l’angoisse de la mort inévitable, ce fameux cafard pourtant mal vu dans cette société virile. Il faut alors s’endurcir.  Plusieurs techniques permettent cet endurcissement : l’automatisme anesthésiant, l’hébétude, l’indifférence forcée ou fatalisme, l’absence de penser afin de s’abrutir face aux choses. L’alcool aide beaucoup pour passer les moments de cafards. L’humour aussi, comme on peut le voir dans les gazettes pour « soutenir le moral des troupes ». Les jeux de cartes, le sport organisé parfois permettent aux soldats de sortir pour un temps seulement de la guerre. La pratique de la lecture aussi, notamment pour ces soldats professionnels de l’écriture comme Barbusse et Dorgelès (certains ont travaillé sur leur thèse dans les tranchées). Véritables béquilles du soldat, elles lui permettent de tenir. Mais la béquille la plus importante reste la permission. Elles sont instaurées à l’été 1915. Même si le transport des soldats en train est problématique, lent, souvent le théâtre de violence, de vol et d’indiscipline, la permission est un temps de paix, et un temps de décalage pour le soldat.

La discipline militaire connaît de nombreuses brèches. L’indiscipline occasionnelle des permissionnaires illustrent la désobéissance dont peut faire preuve les combattants. Certains faits de désobéissance sont admis, d’autres sont sévèrement punis.  Parmi les faits tolérés, on trouve le pillage, l’empoignade avec un supérieur (qui peut conduire à un jugement s’il y a menace mais qui est souvent étouffé s’il s’agit uniquement d’injures).  Parmi les faits punis, on trouve l’abandon de poste, la désertion, le refus d’obéissance, la mutilation volontaire, la révolte, l’homicide. Les punitions sont progressives : elles commencent par des brimades, des corvées, des séjours prolongés dans les tranchées, des jours de prison, une dégradation publique, des travaux forcés. Les condamnations à mort sont prononcées par le conseil de guerre qui se réunit dans chaque division une fois par mois. Les exécutions sont souvent motivées par l’idée de faire des exemples. Les soldats y assistent et défilent devant le fusillé. Les conséquences sur le moral des troupes est souvent catastrophique.  La mutilation volontaire est sévèrement condamnée par la justice militaire. A l’inverse les soldats cherchent la « bonne blessure », celle qui n’est pas si grave et qui pourtant t’éloigne des tranchées.

Les soldats recherchent aussi des filons, des affectations sans danger (militaires dans les dépôts de l’intérieur, officier d’administration d’ambulance, aviation, unité de chars, unité de gendarmerie, interprète, stage de formation, affecté spécial en usine), mais il y a le risque de passer pour des embusqués du front.  Ceux qui ne peuvent éviter le front et qui malgré leurs efforts n’arrivent pas à préserver une forme de normalité sombrent dans la folie, allant jusqu’à des accès suicidaires. On compte 3 800 suicides (estimation officiel, peut-être basse). Les troubles psychiques seront mal compris par la médecine militaire qui les considère souvent comme des preuves de lâcheté, de faiblesse, de simulation.

Certains soldats font le choix de la désertion. En 1916, 15 000 déserteurs seront jugés. Plus de 25 000 en 1917. Après la guerre, la gendarmerie publie le chiffre de 66 678 déserteurs arrêtés. Les désertions peuvent être une prolongation de la permission, un passage à l’ennemi (reddition), une désertion de l’intérieur provisoire ou définitive. La désertion est difficile à mettre en place (il faut un soutien à l’arrière), moralement déshonorante et impossible à maintenir dans le temps. Les déserteurs, lorsqu’ils sont pris, sont souvent renvoyés au front.

Les trêves et les fraternisations sont possibles du fait de la proximité des lignes. Des contacts amicaux se nouent, ce qui constitue une autre forme de transgression des règles militaires. Il y a trois formes principales d’entente avec l’ennemi : les trêves tacites dans les secteurs calmes, les trêves formelles (explosion à heure fixe, travail de défense à découvert sans tirs ennemis), les fraternisations (où l’on échange des produits). Les autorités organisent des « coups de main » pour mettre fin à ces trêves.

Au printemps 1917, les soldats sortent d’un hiver particulièrement froid. Ils apprennent qu’une révolution a eu lieu en Russie et que les USA sont entrés en guerre. Dans ce contexte nait un mouvement collectif d’ampleur : les mutineries. Dès 1915, il y avait des refus d’obéir (refus collectif), mais ces refus étaient ponctuels et isolés. Les mutineries commencent toujours de la même manière : tout d’abord il y a le refus d’aller aux tranchées, suivis par des chants et des doléances, puis vient la confrontation tendue avec les officiers. Elle peut durer une nuit, mais parfois plus. Les officiers croient à un complot pacifiste à la solde des Allemands. En effet, même si les groupes de mutins sont disparates, tous expriment leur refus de la guerre. Les soldats réclament des permissions, et leur désir de sortir de la guerre. Certains réclament la paix. La résolution des mutineries s’est fait en deux temps : les officiers ont d’abord négocié pour apaiser la contestation, puis des enquêtes ont été menées pour arrêter les meneurs. 600 seront condamnés à mort mais seule une trentaine est exécutée. Enfin, on disperse les soldats en augmentant les permissions.  Après les mutineries, les officiers font en sorte d’améliorer les conditions de vie des soldats et renoncent provisoirement aux attaques meurtrières.

Chapitre 6 : Après l’épreuve, survivre, revivre, témoigner.

Pour beaucoup de poilus, l’après-guerre sera le temps du témoignage. Certains veulent dénoncer la guerre, beaucoup se retrouveront dans des associations pacifistes ou s’engageront dans des partis radicaux (communistes notamment).

Pour se faire entendre, les poilus s’organisent en associations d’anciens combattants. Ces dernières vont veiller à l’obtention des pensions et des compensations pour les blessés. Leurs actions visent le plus souvent le respect dû au sacrifice et aux héros (morts ou survivants), la défense du statut matériel des rescapés et des familles des victimes, et l’amnistie puis la réhabilitation des soldats injustement condamnés.

Les poilus vont écrire pour témoigner, avec le souci de l’exactitude (en réaction au bourrage de crânes en temps de guerre). Mais pour eux il est parfois difficile de dire la vérité.  La fin de la guerre est vécue comme la fin d’un martyr. L’année supplémentaire avant la démobilisation comme une souffrance indescriptible.

Les soldats ont recherché la normalité après la guerre. Ils n’ont pas été rendus brutaux par la guerre, eux qui notamment avaient cherché à éviter la violence pendant le conflit. Il ne faut donc pas lier la brutalité des affrontements politiques d’après-guerre ou la montée des extrêmes à la supposée brutalité des soldats de 14-18 (l’Espagne qui est restée neutre pendant la Grande Guerre a connu une période de violence extrême pendant la guerre civile de 1936 ; à part quelque leaders, les organisations nazies ne sont pas constituées d’anciens combattants). Au contraire, de nombreux travaux d’historien (B. Cabanes et A. Prost en France) montrent que les combattants ont cherché la normalité et la paix. La guerre n’a pas été pour autant sans conséquence sur les combattants : les traumatismes, les cauchemars et une certaine indifférence sont courants. Mais le sentiment qui domine est celui d’être heureux de revenir chez soi  et d’être en vie, d’être comme un survivant à qui on a accordé quelques années de plus, années dont le combattant veut profiter au maximum.


Pour moi, qui ai lu il y a peu 14-18, Retrouver la guerre d’Audoin-Rousseau et de Becker, le changement est radical. Pas de grande théorie d’ensemble sur la Grande Guerre, mais l’étude, au plus près des combattants, des témoignages pour en extraire une image moins impressionnante mais peut-être plus fidèle des poilus. Le récit parait simple au départ, il ne paie pas de mine comme on dit, et puis au fur-et-à mesure la déconstruction de l’idée de brutalisation et de culture de guerre se met en place en s’appuyant sur les lettres et les carnets des poilus, en particuliers des soldats de l’infanterie, ceux qui ont connu les tranchées. Pas de grande affirmation, les auteurs adoptent même un ton plus prudent, plus nuancé. Mais il ne faut pas pour autant penser qu’ils n’ont pas d’idées arrêtées sur la question. La dénonciation de l’hégémonie de la brutalisation et de la culture de guerre se fait petit à petit mais au final elle est implacable. Les deux livres comparés montrent à quel point le choix et l’interprétation des sources (et ici des témoignages) est primordial et surtout que l’on peut faire une histoire par le haut (l’élite, les officiers) ou au contraire faire une histoire par le bas (en s’appuyant sur les soldats).

 

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